L’application de l’éthique du bushidô en entreprise au Japon
- Ruxandra CRUCEANA
- 14 déc. 2022
- 5 min de lecture
Pendant deux ans j’ai été psychologue du travail dans une entreprise japonaise traditionnelle. L’apparente ressemblance du Japon avec un pays occidental est trompeuse, et sa rationalité échappe à la pensée occidentale.
Cette expérience de vie et de travail m'a appris que la pensée du monde industriel et du milieu des affaires nippons porte l'empreinte de l'histoire, de la langue, des particularités géographiques, religieuses et philosophiques de l'Archipel.

Lors d’un voyage au Japon, Michel Foucault (1978) avait écrit :
« Le Japon pose un problème. Car le Japon est une énigme, très difficile à déchiffrer. Cela ne veut pas dire qu'il est ce qu'il suppose à la rationalité occidentale. En réalité, celle-ci construit des colonies partout ailleurs, tandis qu'au Japon elle est loin d'en construire une, elle est plutôt, au contraire, colonisée par le Japon ».
Pour comprendre la mentalité japonaise et son mode de pensée, il n’est pas inutile de faire référence au bushidô, « véritable épine dorsale de la morale japonaise » (Gardel, 2016). Le bu-shi-dô qui signifie «la voie du guerrier » est une cristallisation de l’idéologie guerrière des samouraï (noblesse guerrière japonaise qui a vu le jour au Xe siècle). Cette philosophie guerrière, née vers la fin du XVIème siècle (et tombée en désuétude après la disparition des samouraïs à la fin du XIX siècle), a connu une nouvelle gloire dans les années 1930. Utilisée comme outil de propagande par les partis nationalistes au pouvoir lorsque le Japon devenait une puissance militaire importante, cette philosophie a été choisie pour faire naitre une identité nationale forte, centrée sur l’image idéalisée du guerrier samouraï.
Le code des samouraïs est une éthique sacrificielle qui prône le dévouement absolu de l’individu pour la réalisation d’un idéal d’honneur supérieur (de l’entreprise ou de la patrie). L’application de cette éthique en entreprise présente une série d’aspects positifs, mais également le danger de l’instrumentalisation à des fins moins vertueuses.
Le code bushidô, inscrit dans l’inconscient collectif de toute la nation (Lagane, 2002), a été adopté par l’industrie d’abord, pour devenir avec le temps le code du monde des affaires. « Grattez la peau d’un Japonais qui a les idées les plus modernes, et vous découvrirez sous son épiderme un samouraï » affirme l’écrivain Keiko Yamanaka (ibid, 2017).
Nous trouvons dans cette éthique l’inspiration de la philosophie shintoïste, du confucianisme et du bouddhisme zen où l’entrainement mental est aussi important que l’entrainement physique. Le comportement moral était vital pour l'entraînement des samouraïs, mais l'esprit l'était aussi. Avoir un esprit en harmonie avec le corps et le monde extérieur reposait sur la notion de non-résistance. Par exemple, un jour de grand froid, le samouraï résisterait à l'envie de lutter contre le froid, en choisissant plutôt de l'embrasser et d'apprendre à lui faire face (Nitobe,1898). Tout ce qui tient de la subjectivité, de la conscience et du corporel, se discipline pour la maîtrise des vicissitudes du monde extérieur (Eadie, 2018).
La pratique du bushidô permet de comprendre et de côtoyer de près le phénomène de la violence. Plutôt que d'y résister, les samouraïs, à travers une pratique éthique et psychologique régulière, ont appris à l’embrasser pour la maîtriser. Cette maitrise passe par une éthique tournée vers les autres : le samouraï ou le bushi (guerrier) est responsable de la protection des autres, il met son art, son savoir et sa force au service des autres (Eadie, 2018).
La pratique du bushidô permet l’apprentissage de la modération dans des situations de violence ou de l’adversité à travers l’évitement des écueils des extrêmes (par exemple la lâcheté ou l’agressivité incontrôlée).
En observant ce code éthique, le samouraï (ancien ou moderne) s’exerce dans l’art de la modération dans tout ce qu’il entreprend car il possède des compétences pour éviter les extrêmes et, par le raffinement de cette pratique spirituelle, a absorbé suffisamment de connaissances pour devenir l’homme prudent qui, chez Aristote, peut embrasser la vertu. La pratique incessante de la vertu est un long chemin au bout duquel l’individu peut atteindre l'épanouissement qu’Aristote nommait le bonheur vertueux.
Les sept valeurs du bushidô (Droiture, Courage, Bienveillance, Respect, Honnêteté, Honneur, Loyauté) proposées par Nitobe Inazō en 1898 dans son livre « L’âme du Japon » définissent un code éthique, des règles que les samouraïs devaient observer dans leur conduite civile ou guerrière.
Ces valeurs ont été adoptées aujourd'hui par les entreprises et definissent les normes organisationnelles niponnes.
Elles peuvent être résumées ainsi :
Gi : Droiture, rigueur, intégrité, suivi des règles éthiques. « Mourir quand il est bien de mourir, frapper quand il est bien de frapper »
Yu : Courage, pour faire face aux obstacles, pour faire ou faire respecter ce qui est juste.
Jin : Bienveillance, compassion, être attentif à ses collaborateurs, être respectueux, prêter assistance à ceux qui en ont besoin.
Rei : Respect, intérêt sincère et authentique porté à autrui. « Sans modestie, aucun respect n’est possible, et sans respect, aucune confiance ne peut naitre ».
Makoto : Sincérité, honnêteté, intégrité. Le mensonge et l’ambiguïté sont considérés comme de la lâcheté. La parole vaut acte (le dire = le faire).
Meiyo : L’honneur, la réputation. Manière d’être, respect d’un code éthique. Ne pas faire « perdre la face ». Fidélité envers son employeur, respect de la parole donnée. L’honneur de l’entreprise passe avant celle de l’individu.
Chu ou Chugi : Loyauté, dévotion. Le devoir de loyauté n’est pas uniquement une attitude envers son entreprise, mais aussi envers des principes, des normes de valeurs.
Si l’application de l’éthique du bushidô en entreprise peut présenter des aspects positifs, aux yeux de la psychologue du travail, cette ethique peut dissimuler de nombreux dangers et pratiques détournée.
Cette éthique sacrificielle prône le dévouement absolu de l’individu pour la réalisation d’un idéal d’honneur supérieur (de l’entreprise). En suivant cette logique, l’honneur de l’entreprise passe avant celle de l’individu, et la survie de l’entreprise peut justifier le « sacrifice » des plus faibles.
Certains exemples rencontrés dans ma pratique temoignent des dérivés de l’application du bushidô en entreprise. Ces quelques exemples font référence à la première valeur du bushidô, « Gi » : droiture, rigueur, intégrité, suivi des règles éthiques, « mourir quand il est bien de mourir, frapper quand il est bien de frapper ».
Le surtravail (qui intervient pendant une période de difficulté économique ) est expliqué les salariés comme un sacrifice personnel pour sauver l’entreprise en détresse.
Animé par le souhait de préserver l’honneur d’un collaborateur en détresse, pour ne pas lui faire perdre la face en le confrontant à sa faiblesse, un manager avait ignoré les messages d'alarme répétés que son collaborateur lui avait envoyé.
Un autre manager avait ciblé un collaborateur « fragile » et lui avait demandé de démissionner pour sauver l’entreprise.
Le code des samouraïs est une éthique sacrificielle qui prône le dévouement absolu de l’individu pour la réalisation d’un idéal d’honneur supérieur (de l’entreprise ou de la patrie). L’application de cette éthique en entreprise présente une série d’aspects positifs, mais également le danger de l’instrumentalisation à des fins moins vertueuses. Il ne faut pas perdre d’esprit que cette éthique sacrificielle a été instrumentalisée par le passé et qu’elle peut s’avérer dangereuse pour les individus influençables ou vulnérables.
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